À qui la rue?

L’hostilité de certains automobilistes continue de mettre en péril les cyclistes montréalais.
À quelques jours de l’Halloween, le 25 octobre 2024, les manifestants de Masse Critique roulent sur l’avenue du Parc pour leur balade mani-festive mensuelle. Photo par Félix Ledoux / The Concordian.

La Jeep embarque sur la piste cyclable de l’avenue de Chateaubriand. Elle se faufile entre les personnes qui bloquent les voitures dans le but de laisser passer le contingent de manifestants. Dès que Nick Barss la voit tourner et s’insérer dans la foule, il fonce dans sa direction. Barss tente de faire comprendre au conducteur qu’il doit s’arrêter, sans succès. Il se place devant le véhicule pour bloquer sa route. La Jeep s’immobilise enfin. Mais seulement parce qu’elle vient de le percuter. 

Pédaler pour manifester

Quelques heures auparavant, le 25 octobre dernier, les manifestants comme Barss arrivaient chacun leur tour sur leur vélo autour du monument à George-Étienne Cartier, aux abords du mont Royal. Ce n’est pas pour marcher qu’une centaine de personnes s’y regroupent, mais pour occuper la rue à vélo dans une des balades « mani-festives » du mouvement Masse Critique. Elles sont organisées dans plusieurs grandes villes du monde le dernier vendredi de chaque mois pour demander plus de place pour la mobilité active. 

Pour Félix Arsenault, qui participe aux balades mani-festives depuis un an, la Ville de Montréal devrait être plus proactive dans la construction d’infrastructures qui protègent les cyclistes. Il considère que la Ville se dirige dans la bonne direction, mais il a l’impression qu’elle agit uniquement une fois que des accidents ont eu lieu. 

Félix Arsenault qui prépare son vélo singulièrement grand pour la balade mani-festive, le 25 octobre 2024. Photo par Félix Ledoux / The Concordian.

« Ça devrait être par défaut qu’on pense à la sécurité, qu’on pense aux piétons, aux cyclistes », déplore-t-il.

Dans les dernières années, Montréal a fait des pas de géants en termes d’infrastructures pour vélos. Son score comme ville cyclable du palmarès People for bikes est passé de 56 % à 71 % entre 2019 et 2024, et elle a obtenu cette année la meilleure note parmi les grandes villes d’Amérique du Nord. 

Cette amélioration est entre autres due à la création du Réseau express vélo (REV), de grandes artères cyclables séparées de la route mises en place par l’administration Plante. 

Cependant, alors que Valérie Plante a annoncé qu’elle ne se présenterait pas pour un autre mandat et que des pistes cyclables sont menacées d’être retirées à Toronto, les participants de Masse Critique ont mis en lumière qu’il y a encore bien du progrès à faire en termes de sécurité à vélo. Mais si les enjeux d’infrastructures peuvent être réglés par des politiques publiques, une autre menace bien plus difficile à endiguer plane sur la sécurité des cyclistes : celle l’hostilité de certains automobilistes à l’égard des vélos.

Des infrastructures de plus en plus sécuritaires

Le contingent de cyclistes se met en mouvement sur l’avenue du Parc. On voit habituellement peu de vélos sur cette artère sans piste cyclable, dont les trois voies direction nord sont occupées par la masse de cyclistes. 

Zachary La Roza, un étudiant en urbanisme à Concordia, est l’un d’eux. « Je ne crois pas que Montréal soit la pire des grandes villes », dit-il en mentionnant la sécurité des cyclistes. Selon lui, la Ville va dans la bonne direction avec la construction de nouvelles infrastructures comme le REV. 

Kate Freed, qu’il côtoie à l’atelier de vélo communautaire La Voie Libre à Concordia, apporte cependant un bémol. Comme plusieurs autres, elle trouve que les pistes cyclables telles que celles sur le boulevard De Maisonneuve et sur la rue Rachel, où les cyclistes qui vont dans des directions opposées ne sont séparés que par une ligne de peinture, sont propices aux accidents. « Je trouve que c’est particulièrement dangereux, surtout quand les gens vont vite et se dépassent », dit-elle.

Jean-François Rheault est président-directeur général de Vélo Québec, un organisme à but non lucratif qui vise à développer la culture vélo dans la province. Selon lui, la situation s’améliore. 

« Au Québec, c’est de plus en plus sécuritaire », explique-t-il en soulignant que d’après le dernier rapport de Vélo Québec intitulé L’état du vélo au Québec, publié en 2020, le nombre de cyclistes a augmenté de 29 % alors que le nombre de blessures graves a diminué de 62 % depuis 2000. Selon Rheault, l’augmentation du nombre et de la qualité des pistes cyclables est à remercier pour cette amélioration, en plus de la diminution de la vitesse des voitures en ville.

Tensions entre cyclistes et automobilistes

Le soleil se couche et la manifestation se poursuit à la lumière des réverbères et des lumières de vélo. Au coin Chateaubriand et Saint-Zotique, une Jeep s’infiltre dans le contingent et percute Nick Barss, qui essayait de l’arrêter. « Je n’ai pas été blessé, mais mon vélo s’est bien fait bousiller », dit l’ingénieur logiciel. 

Ce n’est pas un incident isolé pour lui, explique-t-il en racontant qu’il a déjà dû se réfugier derrière un poteau pour se protéger d’une voiture qui essayait de le charger après une altercation sur la route.

Nick Barss, sous son capuchon de singe, constate les dégâts qu’a causé l’impact à sa bicyclette, le 25 octobre 2024. Photo : Félix Ledoux.

Plusieurs cyclistes ont fait état d’une hostilité de la part de certains automobilistes à leur égard. Denis Bolduc et Bianca Viau, qui aiment se déplacer en tandem dans la ville, racontent qu’ils se sont déjà fait cracher dessus par un automobiliste. 

Pour Bolduc, cet incident n’avait malheureusement rien de nouveau. « Je me suis fait cracher dessus peut-être trois, quatre fois juste par des gens qui ont l’égo dans le tapis », raconte-t-il en pédalant parmi les manifestants. « C’est très violent, dit-il. Je me suis fait agresser tellement souvent ». Selon lui, les conducteurs de voitures sont en général plutôt patients avec les vélos, mais certains d’entre eux mettent les cyclistes en péril.

Déguisés pour l’occasion, Denis Bolduc et Bianca Viau roulent sur leur tandem dans la Masse Critique, le 25 octobre 2024. Photo par Félix Ledoux / The Concordian.

Cependant, les cyclistes ont également leur part de responsabilité dans cette hostilité ambiante, rappelle Robin Quivron, qui participe à sa cinquième Masse Critique. « C’est un peu notre faute aussi. Il y a des cyclistes, comme il y a des voitures, qui font n’importe quoi », souligne-t-il. 

Plusieurs cyclistes comme Kevin Gagnon considèrent toutefois que le rapport de force n’est pas comparable. « Une voiture peut tuer. Un vélo, je veux dire, tu peux te péter la gueule, mais c’est vraiment toi qui es en danger. Les piétons pourraient être en danger aussi […] mais les autos c’est vraiment mortel, ça pardonne pas », rappelle celui qui a subi un grave accident à cause d’un chauffeur inattentif un an auparavant.

En guerre pour le contrôle de la rue?

Cette antipathie de certains automobilistes envers les cyclistes se manifeste aussi sur les réseaux sociaux, où il est très facile de trouver des commentaires de personnes qui disent prendre plaisir à les mettre en danger. L’existence de groupes tels que Coalition Démocratie Montréal, qui poursuit la Ville de Montréal dans le but de l’empêcher de construire de nouvelles pistes cyclables pour préserver des places de stationnement, montre également qu’il existe une lutte entre les cyclistes et les automobilistes pour l’occupation de l’espace publique, alors que les infrastructures cyclables occupent environ 3 % de la voirie montréalaise, d’après Rheault.

Cependant, d’après l’expert en cyclisme urbain et professeur titulaire à l’Université de Sherbrooke Philippe Apparicio, il n’existe pas réellement de guerre entre les cyclistes et les automobilistes. « J’ai l’impression que c’est la voix d’une minorité [d’automobilistes] qui est très forte actuellement, mais à côté de ça il y a plein d’éléments positifs qui font que le cyclisme se porte bien, que la cohabitation s’améliore », dit-il. 

Pour Gagnon, qui était présent à la balade mani-festive, c’est en impliquant les automobilistes dans le changement qu’on pourra progresser vers un partage de la route plus paisible. 

« C’est pas le fun quand les citoyens de la ville sont mécontents, dit-il, alors que les cyclistes arrivés au parc Jarry se dispersent tranquillement maintenant que la manifestation est terminée. Une administration qui serait moins en confrontation, moins à imposer aux gens, pis qui serait plus dans la collaboration des citoyennes et citoyens, ça serait génial. »

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